André Chénier, La Jeune Tarentine ( 1785-1787)


Texte 6 : André Chénier, « La jeune Tarentine » (1785‑1787)
Pleurez, doux alcyons1, ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis2, doux alcyons, pleurez.

Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine3.
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine4.
Là l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement,
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a pour cette journée
Dans le cèdre enfermé sa robe d’hyménée5
Et l’or dont au festin ses bras seraient parés
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
L’enveloppe. Étonnée, et loin des matelots,
Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.

Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine.
Son beau corps a roulé sous la vague marine.
Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d’un rocher
Aux monstres dévorants eut soin de le cacher.
Par ses ordres bientôt les belles Néréides6
L’élèvent au-dessus des demeures humides,
Le portent au rivage, et dans ce monument
L’ont, au cap du Zéphir7, déposé mollement.
Puis de loin à grands cris appelant leurs compagnes,
Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes,
Toutes frappant leur sein et traînant un long deuil,
Répétèrent : « Hélas ! » autour de son cercueil.

Hélas ! Chez ton amant tu n’es point ramenée.
Tu n’as point revêtu ta robe d’hyménée.
L’or autour de tes bras n’a point serré de nœuds.
Les doux parfums n’ont point coulé sur tes cheveux.

André Chénier, « La jeune Tarentine », 1785-1787, Bucoliques, 1819 (posthume).

1. Oiseaux de mer mythologiques.
2. Nymphe marine, mère d’Achille tué pendant la guerre de Troie.
3. Originaire de Tarente, ville de Sicile.
4. Port de Sicile.
5. Mariage.
6. Nymphes marines.
7. Cap situé entre Tarente et Camarine.

Texte écho: William Shakespeare, Hamlet (1601)
La mort de la jeune Tarentine semble faire écho à la mort d’Ophélie, la fiancée d’Hamlet dans la pièce éponyme de Shakespeare.

Votre sœur, Laërte, s’est noyée. [...]
Il est un saule, penché au-dessus d’un ruisseau,
Qui mire dans les eaux ses feuilles argentées.
Elle en prit pour tresser de fantasques guirlandes [...].
Comme elle se hissait
Aux branches qui retombent, afin d’y accrocher
Sa couronne de fleurs, un rameau malveillant
S’étant cassé, elle tombe, avec ses trophées d’herbes,
Dans le ruisseau en pleurs.
William Shakespeare, Hamlet, Acte IV, scène 7, 1601, trad. de l’anglais de Michel Grivelet, 1995, Éditions Robert Laffont.



« La jeune Tarentine » (17851787)

André Chénier

Éclairage

·               Au XVIIIe siècle, la poésie est un genre moins prisé ; dans une période de transition entre la tradition classique et le romantisme en germe dans les dernières années du siècle, elle est animée par des références diverses.

·               En témoigne ce poème tout à la fois classique par son inspiration antique et préromantique par son lyrisme et le thème de la jeune noyée qui rappelle l’Ophélie de Shakespeare, le dramaturge modèle des romantiques.

L’auteur

·               André Chénier est né à Constantinople en 1762, d'une mère qui se croyait grecque. Cette ascendance mythique, ainsi que les poètes et les peintres qui fréquentaient le salon de sa mère à Paris, lui donnèrent très tôt l'amour de la Grèce antique et de sa mythologie. Chénier composa ses Bucoliques entre 1785 et 1787.

·               C'est dans ce recueil que l'on trouve La Jeune Tarentine, un poème inspiré des épigrammes funéraires antiques et de Manilius, un poète latin du I° siècle. A l'amour de la Grèce, Chénier ajoutait celui de la liberté. Après avoir participé activement au mouvement révolutionnaire, il mourut à l'âge de 31 ans, guillotiné en "ennemi du peuple" pour avoir défendu Louis XVI.

Texte écho: William Shakespeare, Hamlet (1601)

·               La mort de la jeune Tarentine semble faire écho à la mort d’Ophélie, la fiancée d’Hamlet dans la pièce éponyme de Shakespeare.

Votre sœur, Laërte, s’est noyée. [...]
Il est un saule, penché au-dessus d’un ruisseau,
Qui mire dans les eaux ses feuilles argentées.
Elle en prit pour tresser de fantasques guirlandes [...].
Comme elle se hissait
Aux branches qui retombent, afin d’y accrocher
Sa couronne de fleurs, un rameau malveillant
S’étant cassé, elle tombe, avec ses trophées d’herbes,
Dans le ruisseau en pleurs.

William Shakespeare, Hamlet, Acte IV, scène 7, 1601, trad. de l’anglais de Michel Grivelet, 1995, Éditions Robert Laffont.

Objectifs :

·               Découvrir l’esthétique préromantique du XVIIIe siècle à travers le motif artistique de la jeune noyée.

·               Étudier différentes réécritures littéraires et picturales du motif de la jeune noyée.

Orientation pédagogique :

·         Découvrir le motif de la jeune noyée, qui fascine les artistes de toutes les époques : de Shakespeare à l’inconnue de la Seine.

·         S’interroger sur les liens entre l’amour et la mort.

·         L’esthétique préromantique du XVIII siècle permet de travailler à la fois sur les références antiques présentes dans le texte de Chénier (Thétis, les Néréides, etc.) et sur le lyrisme qui annonce le romantisme du XIXe siècle

1. Dégagez la structure du poème et donnez un titre à chaque partie que vous avez révélée.

·               Voici comment le poème pourrait être découpé :

·               v.1-2 : Plainte (le poète encourage les créatures mythologiques à exprimer leur chagrin).

·               v. 3-10 : Récit au passé de l’hyménée, promesse de bonheur.

·               v. 11-26 : La mort de la Tarentine.

·               v. 27-20 : Douleur du poète.

2. En quoi la représentation de la mer estelle d’inspiration antique ?

·               La représentation de la mer est d’inspiration antique puisqu’on retrouve Thétis, déesse de la mer, des divinités marines comme les Néréides ou encore les nymphes qui pleurent la mort de la Tarentine.

·               Ces créatures sont actrices de l’histoire : Thétis protège la jeune fille des monstres marins (« Aux monstres dévorants eut soin de la cacher », v. 18) et elle donne des ordres aux Néréides (« Par ses ordres bientôt les belles Néréides », v. 19) pour ramener le corps sur le rivage.

3
a. Quel était le but du voyage de la Tarentine ?

·               Myrtho doit se marier. Elle entreprend ce voyage à Camarine pour rejoindre son futur époux : « Là, l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement / Devaient la reconduire au seuil de son amant » (v. 5-6).

b. En quoi ce voyage devient-il symbolique ?

·               Ce voyage devient symbolique car il est synonyme du passage de l’adolescence à l’âge adulte, de la jeune fille à la femme, de l’innocence à un bonheur qu’elle ne connaîtra jamais et enfin de la vie à la mort.

4. Quels éléments font référence au mariage ?

·               Plusieurs éléments évoquent le mariage :

·               « Les chansons, les flûtes » (v. 5)

·               « Son amant » (v. 6)

·               « Sa robe d'hyménée » (v. 8)

·               « L’or dont au festin ses bras seraient parés » (v. 9)

·               « Pour ses blonds cheveux, les parfums préparés » (v. 10)

 

5. Aux vers 7 et 8 (« Une clef vigilante [...] robe d'hyménée »), comment la mort est-elle déjà annoncée par la préparation du mariage ?

·               Aux vers 7 et 8 sont évoqués une « clef » et « le cèdre » dans lequel est enfermée la robe de mariée. Le motif du coffre fermé évoque le cercueil : il annonce donc la mort de la jeune fille.

6. Commentez la versification aux vers 12 et 13 (« Le vent impétueux [...] loin des matelots »). Quel est l’effet produit ?

·               Le début du vers 13 forme un rejet : il s’agit de la fin de la phrase, commencée au vers 12. Le rejet du verbe conjugué en début de vers suivant crée un effet suspensif : l’élément inquiétant, contenu dans le verbe « l’enveloppe », est retardé. Ce rejet évoque l’action du vent qui prend la jeune fille par surprise et la conduit à tomber dans l’eau.

7. Relevez le champ lexical de la mort. Que remarquez- vous ?

·               On peut relever « deuil » (v. 25) et « cercueil » (v. 26). En réalité, la mort est très peu exprimée directement : le poète emploie de nombreux euphémismes pour l’atténuer et insister sur sa douleur et celle des créatures divines.

·               Ainsi, la mort est décrite à travers les euphémismes : « elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots » (v. 14). La succession de verbes accélère le rythme du récit, comme pour passer rapidement sur la mort du personnage. Le poète utilise également les temps du passé avec notamment « elle a vécu » (v. 3), et la négation : « tu n’es point ramenée » (v. 27), « tu n’as point revêtu » (v. 28), « l’or [...] n’a point serré » (v. 29), « les doux parfums n’ont point coulé » (v. 30).

·               Enfin, la mort apparaît à travers la description de la douleur des autres personnages : « pleurez » (v. 1, 2), « les yeux en pleurs » (v. 17), et les exclamations comme « Hélas ! » (v. 26-27).

8. En quoi le texte forme-t-il une boucle ?

·               Le poème s’ouvre et se termine sur la plainte du poète : il forme ainsi une boucle. Cet effet de retour s’appuie sur l’évocation du mariage, à travers la reprise des mêmes termes : « ton amant » (v. 27), « ta robe d’hyménée » (v. 28), « l’or autour de tes bras » (v. 29), « les doux parfums » (v. 30).

·               La répétition de ce champ lexical vient approuver la mort de la jeune fille en déplorant l’impossible mariage.

9. À qui le poète s’adresse-t-il successivement ?

·               Le poète s’adresse d’abord aux oiseaux mythologiques: « doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés, / Oiseaux chers à Thétis » (v. 1-2). Des vers 3 à 26, le poète raconte l’histoire de Myrto, sans s’adresser à quelqu’un en particulier (si ce n’est le lecteur).

·               Enfin, dans la dernière strophe, il s’adresse directement à Myrto : « son amant » au vers 6 devient « ton amant » au vers 27. Le changement de déterminants indique donc implicitement à qui s’adresse le poète.

10. Texte écho: Quels liens faitesvous entre les récits de la mort de la Tarentine et d’Ophélie ?

·               Ces deux récits sont ceux de la mort de jeunes filles qui se noient : la jeune Tarentine semble tomber dans la mer (« les flots » v. 15, « la vague marine » v. 16) tandis qu’Ophélie se noie dans « un ruisseau ».

·               Dans les deux récits, la mort est involontaire : Myrto est enveloppée par le vent et tombe, Ophélie est victime d’un « rameau malveillant » qui se casse alors qu’elle allait accrocher une couronne de fleurs dans les branches du saule. Certains éléments naturels sont donc à l’origine de la mort des jeunes filles.

·               Néanmoins, dans les deux cas, d’autres éléments naturels ou mythologiques sont touchés par ces morts : la jeune Tarentine est pleurée par Thétis, les Néréides et les nymphes, et « le ruisseau [est] en pleurs » lors de la mort d’Ophélie.

Vers le commentaire

·               11. Rédigez un paragraphe de commentaire sur le registre élégiaque à l’œuvre dans ce poème.

·               Devoir

12. GRAMMAIRE

·               A. Identifiez les temps et les modes employés dans ce poème. Quelles sont leurs valeurs ?

Présent (de l’impératif)

·               « Pleurez » (v. 1, 2):

·               Valeur: Conseil, encouragement du poète à partager sa douleur et à l’exprimer

Passé composé (de l’indicatif)

·               « a vécu » (v. 3)  « a [...] enfermé » (v. 7-8)

·               « a roulé » (v. 16) « ont déposé » (v. 22)

·               « es [...] ramenée » (v. 27)  « as [....] revêtu » (v. 28) « a [...] serré » (v. 29)

·               « ont [...] coulé » (v. 30)

·               Valeur: Actions révolues

Imparfait

·               « portait » (v. 4)  « devaient » (v. 6)

·               « soufflait » (v. 12)

·               Valeur: Action inachevée / action de second plan

Participe présent

·               « invoquant » (v. 11)

·               « appelant » (v. 23)

·               « frappant » (v. 25)

·               « traînant » (v. 25)

·               Valeur: Action en train de s’accomplir

Conditionnel présent

·               « seraient parés » (v. 9) (voix passive)

·               Valeur: Futur dans le passé

Présent de l’indicatif

·               « enveloppe » (v. 13)  « crie » (v. 14)

·               « tombe » (v. 14) « est » (v. 14)

·               « est » (v. 15)  « élèvent » (v. 20)

·               « portent » (v. 20)

·               Valeur: Présent de narration

Passé simple

·               « eut » (v. 18)

·               « répétèrent » (v. 26)

·               Valeur: Action achevée / action de premier plan

B. Comment rendentils ce texte frappant ?

·               On remarque que les temps du passé (passé simple et passé composé) alternent avec le présent de narration, dans le récit de la mort de Myrto : cette alternance contribue à la dramatisation des moments forts du récit, la chute de la jeune fille dans les flots et le cortège antique des Nymphes.

·               Dans la dernière strophe, l’emploi du passé composé et de la négation dans le retour du motif de l’hymen vient conclure le poème sur l’inachèvement des préparatifs du mariage, imposé par la mort.

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