Texte 1 Thibaut de Champagne, « Je suis comme la licorne » (XIIIe siècle)


Thibaut de Champagne, « Je suis comme la licorne » (XIIIe siècle)

Je suis comme la licorne1
En extase devant la jeune fille
Dont elle ne détache pas ses regards.
Elle éprouve un si doux malaise
Qu’elle tombe sans connaissance en son giron2.
Alors on la met à mort par traîtrise.
De même Amour et ma dame
M’ont blessé à mort, en vérité :
Ils ont mon cœur et je ne puis le reprendre.

Dame, quand je fus devant vous
Et que je vous vis pour la première fois,
Mon cœur tressaillit3 tant
Qu’il vous resta à mon départ.
Je fus alors emmené sans demande de rançon,
Captif dans la douce prison
Dont les piliers sont faits de désir,
Les portes de beaux regards
Et les anneaux de bon espoir.

Amour a la clé de la prison
Et il y a placé trois portiers.
Le premier s’appelle Beau Semblant4
Et Amour a fait de Beauté leur maîtresse.
Il a mis Danger devant la porte,
Un vilain5, affreux, traître, dégoûtant,
Un gueux, un scélérat.
Ces trois-là sont rusés et hardis,
Ils se saisissent vite d’un homme.

Qui pourrait supporter les mauvais traitements
Et les assauts de ces portiers ?
Jamais Roland ni Olivier6
Ne soutinrent si grandes batailles ;
Ils vainquirent en combattant,
Mais c’est en s’humiliant qu’on triomphe de ceux-là.
Patience est le porte-bannière ;
En ce combat dont je vous parle,
Il n’y a d’autre salut qu’en la pitié.

Dame, je ne redoute rien de plus
Que d’être privé de votre amour.
J’ai tant appris à supporter7.
Que je suis à vous par habitude ;
Et dussiez-vous en être fâchée,
Je ne pourrais y renoncer en rien,
Sans en garder le souvenir,
Sans que mon cœur soit toujours
En prison, auprès de moi.
Dame, puisque je ne sais pas tromper,
Il serait temps d’avoir pitié de moi,
Accablé sous un si pesant fardeau.

Thibaut de Champagne, « Je suis comme la licorne », Recueil de chansons, XIIIe siècle, trad. de l’ancien français d’Alexandre Micha, 1991 © Éditions Klincksieck.

1. Cet animal légendaire doit être chassé à l’aide d'une jeune vierge.
2. Sur les cuisses.
3. Trembla.
4. Beau Semblant (belle apparence), Beauté et Danger sont des figures allégoriques, présentes dans Le Roman de la Rose.
5. Terme péjoratif pour désigner un paysan.
6. Personnages de La Chanson de Roland, célèbre épopée médiévale : ce sont des chevaliers héroïques.
7. Souffrir.


L’auteur
·               Thibaut de Champagne, un aristocrate vécu dans la première moitié du XII siècle, était Comte de Champagne et roi de Navarre et en même temps troubadour. En effet il nous a laissé plus de 70 compositions poétiques qui constituent un exemple complet de « fin’amor ».
·               La licorne était un animal mythique très à la mode au Moyen Age. Elle avait l’aspect d’un cheval blanc, portant une corne sur le front. Tout en étant sauvage et féroce, souvent, la licorne, se laissait prendre au piège de l’amour car elle était attirée par les jeunes filles innocentes.
Objectif :
·               Identifier les caractéristiques de la fin’amor.
Entrer dans le texte
·               1.
Doc. 1 Observez le manuscrit. Que vous apprend-il sur le texte ?
2. Un discours amoureux

                               A. À qui le poète s’adresse-t-il dans ce texte ?
B. Quelle image donne-t-il de lui ?
 
3. GRAMMAIRE
·               Comparez le premier vers en ancien français et sa traduction en français moderne.
4.Quelle est la visée de ce texte ?
La fin’amor
·               5
             A. D’après la comparaison initiale, qui a le pouvoir dans la relation amoureuse ?
                 B. Quelle est la conséquence de l’amour pour l’amant ?
6
A. Comment est construite la « prison » d’amour ?

B. Qui sont les gardiens de cette prison ?
·               7
A. Dans « douce prison » (► v. 15), quelle figure de style reconnaissez-vous ?
B. Que suggère-t-elle quant à la relation entre le poète et sa dame ?
8. Quelles sont les différences entre le chevalier de la fin’amor et ceux de l’épopée (► v. 30-32) ?

Corrigé:

L’auteur

·              Thibaut de Champagne, un aristocrate vécu dans la première moitié du XII siècle, était Comte de Champagne et roi de Navarre et en même temps troubadour. En effet il nous a laissé plus de 70 compositions poétiques qui constituent un exemple complet de « fin’amor ».

·              La licorne était un animal mythique très à la mode au Moyen Age. Elle avait l’aspect d’un cheval blanc, portant une corne sur le front. Tout en étant sauvage et féroce, souvent, la licorne, se laissait prendre au piège de l’amour car elle était attirée par les jeunes filles innocentes.

Objectif :

·              Identifier les caractéristiques de la fin’amor.

Entrer dans le texte

·              1.

Doc. 1 Observez le manuscrit. Que vous apprend-il sur le texte ?

·              Sur le manuscrit, on distingue des portées et des notes de musiques. Ce poème est donc en réalité destiné à être chanté, c’est une chanson courtoise.

Un discours amoureux

·              2         

                    À qui le poète s’adresse-t-il dans ce texte ?

Le poète s’adresse à la femme aimée, comme le prouvent les apostrophes aux vers 10, 36 et 46, et l’utilisation du pronom personnel de 2e personne du pluriel “vous” (v. 10, 40, 41).

·              B. Quelle image donne-t-il de lui ?

·              Le poète se présente comme soumis à la Dame et « captif » de son amour (v. 15), reprenant ainsi une des caractéristiques de la fin’amor : la dévotion totale à la Dame. Dès les premiers vers, il explique qu’il est « en extase » (v. 2) devant elle, donnant donc l’image d’un homme soumis. Emprisonné par Amour, il se présente comme une victime des mauvais traitements de ses gardiens, Beau Semblant, Beauté, et Danger. Sa stratégie pour vaincre le combat d’Amour est l’humiliation : « c’est en s’humiliant qu’on triomphe de ceux-là », déclare-t-il au vers 33.

3. GRAMMAIRE

·              Comparez le premier vers en ancien français et sa traduction en français moderne.

on peut reconnaître des mots, dont la graphie seule a évolué (« ausi », « com », « sui ») ;

le verbe conjugué n’a pas de sujet exprimé (c’est la traduction qui fait apparaître le pronom personnel « je ») ;

que l’ordre des mots n’est pas le même qu’en français moderne (de manière générale, la place des mots est bien plus libre que dans la syntaxe du français moderne).

4.Quelle est la visée de ce texte ?

Le poète cherche à convaincre la Dame d’« avoir pitié » de lui (v. 47) et donc de céder à ses avances amoureuses : « Il n’y a d’autre salut qu’en la pitié » (v. 36). Cette visée apparaît également à travers la tonalité pathétique, qui exprime la souffrance du poète. Celui-ci utilise ainsi le champ lexical de la souffrance et de la mort : « Amour et ma Dame / m’ont blessés à mort, en vérité » (v. 8), « les mauvais traitements » (v. 28), « j’ai tant appris à supporter » (v. 39).

La fin’amor

·              5

                    D’après la comparaison initiale, qui a le pouvoir dans la relation amoureuse ?

La comparaison initiale établit une relation inégale : la femme a le pouvoir et l’homme est, comme l’animal, vulnérable. Cette comparaison fait référence au mythe selon lequel les jeunes filles vierges pouvaient attirer les licornes, et permettre ainsi aux chevaliers de capturer cet animal merveilleux. Le poète est donc à la merci de la Dame. 

b. Quelle est la conséquence de l’amour pour l’amant ?

·              L’amant est captivé par la femme : comme la licorne, il ne peut en détacher ses yeux. Le coup de foudre est donc assimilé à une blessure douloureuse : « Amour et ma Dame / M’ont blessé à mort, en vérité ».

6

A. Comment est construite la « prison » d’amour ?

·              L’amant décrit de manière métaphorique la prison amoureuse : elle est faite de « désir », de « beaux regards » et d’« espoir » (v. 16-18). Ce sont les éléments qui retiennent le poète captif.

B. Qui sont les gardiens de cette prison ?

·              Les gardiens sont Beau Semblant, Beauté et Danger (v. 21-27). Cette triple allégorie désigne les obstacles à l’amour.

·              7

A. Dans « douce prison » (► v. 15), quelle figure de style reconnaissez-vous ?

·              « Douce prison » (v. 15) est un oxymore.

B. Que suggère-t-elle quant à la relation entre le poète et sa dame ?

·              Cet oxymore suggère que le poète est soumis à la femme (« prison ») mais qu’il trouve un certain bonheur à cette dépendance. On retrouve ici une des caractéristiques de la fin’amor.

8. Quelles sont les différences entre le chevalier de la fin’amor et ceux de l’épopée (► v. 30-32) ?

Dans la strophe 4, l’amant se compare aux héros Roland et Olivier : l’amour est donc assimilé à une bataille. Il considère néanmoins que l’amour est une plus grande bataille (« si grandes batailles » v. 31) et que le combat est plus douloureux car on ne gagne qu’en suscitant la « pitié » (v. 36), contrairement au code de l’honneur des chevaliers, qui veut qu’on ne gagne qu’« en combattant » (v. 32).

Comment le poète fait-il de sa souffrance un outil de séduction ?

Dans cette chanson courtoise de Thibaut de Champagne, le poète s’adresse à sa Dame et lui demande d’avoir pitié de lui en acceptant son amour. Sa stratégie de séduction s’appuie sur la description de sa souffrance, qui respecte les codes de la fin’amor. Comment le poète fait-il de sa souffrance un outil de séduction ? Tout d’abord, cette chanson courtoise est un texte pathétique, dans lequel la souffrance du poète est omniprésente. De plus, ce texte s’adresse à la Dame et permet au poète d’exprimer une demande.

·              I. Un texte pathétique : l’omniprésence de la souffrance du poète

·              A) La souffrance physique du poète:

·              champ lexical de la souffrance physique pour susciter la pitié de la dame: …

·              La question rhétorique des vers 28-29 donne plus de force à l’argumentation.

·              Le poète compare ensuite ces « assauts » aux combats de deux héros du Moyen Age, Rolland et Olivier….

·              B) La souffrance morale du poète

·              Métaphore de la prison d’amour : « captif », il est enfermé dans la « douce prison » ,dont les gardiens Beau Semblant, Beauté et Danger, le font souffrir. le poète n’a pas droit aux mêmes armes que les héros épiques pour lutter contre ses agresseurs. Enfin, le dernier vers de la chanson rappelle la souffrance morale du poète.

·              À travers cette chanson courtoise, le poète insiste sur sa souffrance, à la fois physique et morale : blessé à mort par Amour, il est captif et doit s’humilier pour espérer susciter la pitié de sa Dame. La chanson est en effet adressée directement à celle-ci.

·              II. Un texte adressé : une demande à la Dame

·              A) Une demande explicite : avoir pitié de lui

·              Le poète interpelle plusieurs fois sa Dame par une apostrophe : « Dame » (v. 10, 37, 46) : il s’adresse à elle directement pour susciter sa pitié. « Il serait temps d’avoir pitié de moi » (v. 47).

·              Le poète lui avoue son amour et lui jure fidélité : « Dame, je ne redoute rien de plus / Que d’être privé de votre amour » (v. 37-38).

·              B) Le respect des codes de la fin’amor : la soumission totale du poète

·              le poète se présente comme étant entièrement soumis à sa Dame. Il se compare tout d’abord à une licorne, chassée par des jeunes innocentes: Comme elle, le poète est « en extase » devant la dame, ce qui provoque sa blessure « à mort ».

C.C

·              À travers cette chanson courtoise, le poète décrit donc sa souffrance en utilisant des allégories et des comparaisons afin de susciter la pitié de sa Dame : sa déclaration d’amour s’accompagne d’une posture de soumission, qui respecte les codes de la fin’amor. La souffrance est donc utilisée comme un outil de séduction, à la fois pour provoquer la pitié, mais aussi pour responsabiliser la Dame dans la douleur du poète.

 

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