Texte 3
Qu’est-ce qu’une femme ?
Au début de la scène, Madame Sorbin a laissé échappé : « oh ! pour moi, je ne suis qu'une femme ». Arthénice, faisant remarquer que ce type de langage montre l'oppression à laquelle sont soumises les femmes, tente de répondre à la question : « Qu'est-ce qu'une femme ? ».
ARTHÈNICE. – Je recommence : regardez-la,
c’est le plaisir des yeux ; les grâces et la beauté, déguisées sous toutes
sortes de formes, se disputent à qui versera le plus de charmes sur son visage
et sur sa figure. Eh ! Qui est-ce qui peut définir le nombre et la variété
de ces charmes ? Le sentiment les saisit, nos expressions n’y sauraient
atteindre. (Toutes les femmes se redressent ici. Arthénice continue.) La
femme a l’air noble, et cependant son air de douceur enchante. (Les femmes
ici prennent un air doux.)
UNE FEMME. – Nous voilà.
MADAME SORBIN. – Chut !
ARTHÈNICE. – C’est une beauté fière, et
pourtant une beauté mignarde1 ; elle imprime un respect
qu’on n’ose perdre, si elle ne s’en mêle ; elle inspire un amour qui ne saurait
se taire ; dire qu’elle est belle, qu’elle est aimable, ce n’est que
commencer son portrait ; dire que sa beauté surprend, qu’elle occupe,
qu’elle attendrit, qu’elle ravit, c’est dire, à peu près, ce qu’on en voit, ce
n’est pas effleurer ce qu’on en pense.
MADAME SORBIN. – Et ce qui est encore incomparable, c’est de vivre avec
toutes ces belles choses-là, comme si de rien n’était ; voilà le
surprenant, mais ce que j’en dis n’est pas pour interrompre, paix !
ARTHÈNICE. – Venons à l’esprit, et voyez combien le nôtre a paru
redoutable à nos tyrans ; jugez-en par les précautions qu’ils ont prises
pour l’étouffer, pour nous empêcher d’en faire usage ; c’est à filer,
c’est à la quenouille2, c’est à l’économie3
de leur maison, c’est au misérable tracas d’un ménage, enfin c’est à faire des
nœuds, que ces messieurs nous condamnent.
UNE FEMME. – Véritablement, cela crie vengeance.
ARTHÈNICE. – Ou bien, c’est à savoir prononcer sur des ajustements4,
c’est à les réjouir dans leurs soupers, c’est à leur inspirer d’agréables
passions, c’est à régner dans la bagatelle5, c’est à n’être
nous-mêmes que la première de toutes les bagatelles ; voilà toutes les
fonctions qu’ils nous laissent ici-bas ; à nous qui les avons polis6,
qui leur avons donné des mœurs, qui avons corrigé la férocité de leur
âme ; à nous, sans qui la terre ne serait qu’un séjour de sauvages, qui ne
mériteraient pas le nom d’hommes.
UNE DES FEMMES. – Ah ! les ingrats ; allons, Mesdames, supprimons
les soupers dès ce jour.
UNE AUTRE. – Et pour des passions, qu’ils en cherchent.
Marivaux, La Colonie, scène 9, 1750.
1. Gracieuse, délicate.
2. Instrument utilisé pour filer.
3. Art de gérer une maison.
4. Arrangement des vêtements et des accessoires.
5. Futilité, chose sans importance.
6. Éduqués, civilisés.
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